A mon grand étonnement je découvris une abbaye en plein centre-ville. Adieu, l’idée d’un couvent vivant de l’agriculture et de l’élevage dans la solitude de la France profonde. Par contre la frugalité du diner me confirma le vœu de pauvreté de ses membres, réunis, me dit-on, par la fraternité dans l’amour du Christ et de leur prochain. Là je n’accrochai pas trop, mais par contre, ce qui se passa après le diner reste profondément ancré en moi. Il m’invita à venir échanger avec son maître spirituel. Ça sentait le traquenard mais avais-je le choix ? Ce soir-là, je me suis senti confronté à une vision de la vie et une interprétation du monde que je n’ai jamais oubliée.
Dans un premier temps j’avoue que je fus un tantinet perturbé. Le franciscain restait immobile, en méditation, moine voué au silence ? Comme s’il avait deviné mon état d’esprit, Il me regarda, le visage soudain ouvert, souriant de malice et de bienveillance. Sa métamorphose me sidérait. Il s’en amusait. Son regard brillant d’intelligence suffisait à vous faire la conversation. Ne vous restait plus qu’à lui rendre son regard et son sourire en sentant quel bien cela vous faisait. De cette expérience indicible j’ai gardé le souvenir d’une rencontre avec un saint homme. Il commença par me demander mon prénom.
— Virgil.
Il sourit.
— Sais-tu que certains peuples refusent de donner leur vrai nom à des étrangers ? Ils craignent que des esprits malins utilisent ce savoir pour leur infliger des malédictions. Le moine marqua un temps d’arrêt avant de reprendre.
— Tu vois, Virgil, reconnaitre l’autre c’est déjà lui reconnaitre une identité. C’est pour cela que dans l’univers carcéral, les camps nazis, les vivants sont affublés de numéros. On leur dénie le droit d’exister. C’est pour cela que les médiateurs de la police tentent – et avec succès souvent – d’apprendre le nom de la personne qui menace de se tuer ou de tuer quelqu’un. Pour le ramener dans son humanité. C’est aussi pour cela que l’enfant, apprivoisant son environnement, demande sans cesse le nom des choses afin de mieux les désigner, les reconnaitre et les faire reconnaitre. Les mots qui désignent le monde et les hommes sont les premiers signes de notre humanité.
Visiblement le saint homme n’attendait aucune réaction de ma part. Il continuait.
— Lorsque le verbe s’est fait chair, nous avons créé grâce à la parole de Jésus, des mots qui consolent et guérissent. D’autres en ont fait des instruments de domination, de manipulation, d’aliénation. Qui n’a pas entendu l’histoire de cet homme ou de cette femme, sinon d’un peuple entier, tombé dans les rets d’un gourou quelconque ? Des individus malsains qui arrivent par leur science du verbe à couper leurs disciples de toute réalité pour les emprisonner dans une bulle jusqu’à l’ultime, à savoir la perte de leur vie ou de leur raison.
Le franciscain nous parlait du pouvoir des mots pour guérir ou asservir. Il considérait que le mal profond de l’homme, résidu de la faute originelle et de son expulsion symbolique du paradis terrestre, était son angoisse de vivre. La peur de devoir faire face au réel du monde. Pour lui, le mal profond c’est la peur qui imprègne toutes nos sociétés, qui les coupent de toute bienveillance, de toute capacité à négocier, à communiquer, à aimer, à avoir confiance. Cette confiance refusée est la racine de tous les conflits. A qui la faute ? S’interrogent tous ceux qui ne cessent de chercher un coupable, « l’autre », une fois de plus. « Qui a volé l’orange ? » chantait Gilbert Bécaud.
Cette peur omniprésente est le fruit de siècles d’un conditionnement entretenu par des clercs et la classe supposée savante. Mauvaises gens, politiques, journalistes, médiateurs pastoraux et vicieux de tous bords qui utilisent l’angoisse ancestrale pour jeter les hommes les uns contre les autres. Ils nous racontent des histoires et créent des mondes imaginaires utiles à leurs visées et qui engendrent la détestation de l’autre au nom de valeurs morales, dont en vérité ils ne s’inquiètent guère. Ils pêchent dans les coutumes, le droit canon ou civil pour faire entendre raison aux malheureux qui tentent d’enchanter leur vie. Les inventeurs des sorcières de Salem[1] sont toujours parmi nous qui façonnent et manipulent les réalités du monde en utilisant des mots fielleux qui avilissent le plus simple, le plus honnête des hommes !
Et notre franciscain de lever une interrogation que je ne peux oublier : et si notre compréhension du « péché originel » était une erreur historique, une erreur d’interprétation des saintes écritures ? Même mon camarade Michel en était resté coit. Je n’étais pas moins surpris alors que notre moine, un étrange sourire aux lèvres, continuait.
— Eve, en invitant Adam à goûter le fruit défendu, ne lui dit rien du danger. L’interprétation qui en est donnée depuis des siècles en fait un symbole d’un péché qui nous asservit à la peine et à la souffrance. Nous sommes quelques-uns qui ne la partageons pas.
Je n’ai pas besoin de tourner la tête pour ressentir la stupéfaction de Michel alors que le vieil homme continue à l’intention du futur prêtre.
— Si Dieu est un pasteur du monde invisible, ne sommes-nous pas, nous, les pasteurs de ce monde tangible et, à ce titre, responsables des hommes et des femmes avec qui nous cohabitons ? Comment a-t-on pu accepter, sous prétexte de péché originel, de voir des innocents enterrés hors des cimetières faute d’avoir été baptisés ? Comment a-t-on pu gober un tel héritage sinon pour nous enfermer dans l’angoisse de l’au-delà tout en étant supposés expier tous les péchés du monde !?
Il est tard, mais pour rien au monde je n’aurais interrompu notre hôte qui observe nos réactions et surtout celles de son condisciple. Pour la première fois je vois Michel réagir, mal à l’aise.
— Vous contestez la faute originelle, le sens donné à l’évènement ?
— Non mon ami, seulement son interprétation. Des hommes frustes ont recueilli et cherché à expliquer la parole divine. Des esprits simples ont traduit l’idée qu’ils se faisaient du mal. Le fruit en question, pomme ou autres, considéré comme une malédiction par certains, est en réalité celui de la connaissance. La connaissance qui nous libère et nous oblige à suivre le dessein initial de Dieu : faire de l’homme l’ordonnateur du monde réel.
Je réalise en l’écoutant que je ne connais pas le nom de ce drôle de Pasteur. Son regard intense ne quitte plus Michel.
— La nature était généreuse même en dehors de l’Éden. Par contre apprendre à entretenir ses champs, inventer des outils, protéger ses cultures, apprivoiser des animaux et bien d’autres choses encore, ne s’est pas fait sans mal. Et pour cela, voyez-vous, il faut beaucoup de connaissances, dépenser beaucoup de peine, faire de nombreuses erreurs.
— Comprenez-vous ? Nous avons hérité d’une charge écrasante, faire prospérer l’humanité. Voilà pour moi ce qu’est le péché originel. Un mythe absurde qui masque une réalité simple : une mission nous a été imposée depuis que nous avons croqué aux fruits de l’arbre des connaissances : faire vivre et ordonner le monde qui nous a été confié il y a des millions d’années.
Il marqua un bref moment de silence comme pour voir l’effet de son discours sur nos jeunes consciences.
— C’est cela la révélation universelle de toutes les religions. Elle nous renvoie à une double exigence morale : respecter l’autre et l’accueillir en ami pour construire avec lui et non pour détruire. Ordonner plutôt que semer le chaos, pacifier au lieu de guerroyer, et sans parler faussement ! Voilà en fait tout le mal que doit se donner l’Homme. Il se tourna, le visage grave, vers nous.
— Jeunes gens, prenez garde. Les vrais dangers viennent des mots. Les mots sont des armes. Lucifer, Belzébuth, Satan et tous les démons sont des beaux parleurs, d’ailleurs ils sont beaux et séduisants. De bons amis quoi ! Ils connaissent toutes les tactiques de l’égoïsme, de la médisance, toutes les tentations, les facilités qui troublent ou trompent l’adversaire ! Ils nous inventent des lendemains qui chantent, des études sans difficultés, la gloire et le succès en amour, sans oublier l’argent qui sort du vide.
Je le voyais qui maintenant agitait ses mains comme pour mieux nous convaincre.
— Nous gobons leurs sornettes. Quand ils ne cherchent pas à nous faire peur, ils nous tuent de mots et nous ne sentons rien. Nos écrans sont envahis de belles phrases, de magnifiques promesses qui inclinent à la paresse intellectuelle. Hier l’effort était physique. Aujourd’hui il est mental. Le fruit promis désormais est celui de l’abandon : prenez des vacances, des loisirs, prenez aux uns ou aux autres, on s’occupe du reste.
La nuit était tombée depuis bien longtemps. Je crois que nous devions donner des signes de fatigue car notre Pasteur se leva … pour nous inviter à prier. Bon, je n’en suis pas mort et puis j’avais envie de faire plaisir à cet homme qui m’était inconnu deux heures plus tôt.
— Mes jeunes amis, ne vous y trompez pas. Tout renoncement signe le déclin de civilisations entières. Je crains que nous nous dépouillions de notre humanité dans un brouhaha gigantesque masquant notre inutilité croissante. Nous sommes en train de perdre de vue notre mission. Nous devions gérer et corriger les chaos, nous en sommes devenus les premiers maîtres d’œuvre. Nous nous dimes au revoir. Il nous retint un instant. Il n’en avait pas fini.
— Gardons à l’esprit cette question posée dans les années 1100 par le philosophe arabe Averroès[2]: « Si la foi est respectable, doit-elle obscurcir la raison ? » Voyant sans doute que nous attendions d’en savoir plus, il continuait.
— Averroès vivait à Cordoue. Ce musulman érudit et pieux a passé sa vie à se battre contre les mécréants de son époque. Au risque de sa vie, Il tentait d’éviter que la foi en Allah ne devienne un dogme refusant une approche rationnelle des mystères du monde.
Le moine se leva avec cette phrase qu’aujourd’hui encore je trouve terrible.
— Il a perdu. Les fanatiques religieux ont pris le pouvoir par la violence et la manipulation des ignorants. C’est encore vrai aujourd’hui, n’est-ce pas ?
Il ne souriait plus.
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[1] Les sorcières de Salem font allusion à une série de procès en sorcellerie célèbres de l’histoire l’Amérique du Nord. Entre février 1692 et mai 1693 dans des villages du Massachusetts proches de Salem ils entraînèrent l’arrestation d’une centaine de personnes et l’exécution de quatorze femmes et de six hommes.
[2] Ibn Rochd de Cordoue connu en Occident sous son nom latinisé d’Averroès, est un philosophe, théologien, juriste et médecin musulman andalou de langue arabe du XIIe siècle, Il est considéré comme l’un des plus grands philosophes de la civilisation islamique. Dans son œuvre, comme chez les chrétiens, Averroès met l’accent sur la nécessité pour les savants de lutter contre le fanatisme religieux en étudiant la nature créée par Dieu. Il oppose la rationalité à la foi. De ce fait, il pratique et recommande les sciences profanes, notamment la logique et la physique, en plus de la médecine ce qui lui vaudra d’être accusé d’hérésie.