Nombre de journalistes, commentateurs stratèges ou qui se prétendent tels, me laisse l’impression d’avoir une vision « romantique » du conflit Russe/Ukraine. Une sorte de raccourci entre le bien et le mal au détriment d’une vision lucide de l’origine de ce conflit et des erreurs stupides dont nos diplomates se garderont bien de se vanter… l’histoire jugera (si on est encore là pour cela). J’ai écrit cette contribution en avril 2015 alors que j’étais complètement investit dans l’écriture de « La Pianiste de la Légion Rouge ». Je la fais suivre de deux extraits mettant en scène deux des protagonistes. Je puis vous assurer qu’ils reflètent la réalité « vue de là-bas ».
10 April, 2015 – Perplexe, je me demande pourquoi les européens – qui ont du mal à s’en sortir eux-mêmes – tiennent tant à aider le régime ukrainien ? Comme la main de l’Europe se retirera à la moindre alerte sérieuse, ce sera une fois de plus les citoyens de ce pays déjà bien pauvre qui trinqueront durement. L’Europe a souhaité prendre le parti des oligarques ukrainiens pro-européens au lieu de se cantonner à un rôle d’arbitre et de médiateur. L’addition est déjà salée, elle va encore grimper.
L’Europe n’a pas su rester un arbitre de la situation dans l’Est Européen– Si les responsables des affaires étrangères européennes avaient la moindre jugeote, ils auraient laissé le fardeau Ukrainien aux Russes quitte à faire quelques gestes humanitaires, ce qui aurait été bien moins coûteux que de soutenir l’économie du pays. En étranglant l’économie russe dans les années 80 par une course effrénée aux budgets militaires, les équipes de Reggan ont été bien plus malines. Au lieu de laisser les russes soutenir l’économie ukrainienne et le bâton merdeux qu’était le problème des prix du gaz aux seuls protagonistes régionaux, tout ce qu’a réussi Bruxelles a été de mettre en danger ses propres approvisionnements. Cerise sur le gâteau, les européens vont devoir assurer la consommation du gaz de l’Ukraine et la prise en charge d’une dette à géométrie variable en fonction de l’équipe au pouvoir. Je ne doute pas de la ruse des ukrainiens pour hurler à la mort dans les couloirs de la Commission Européenne. Ce n’est pas à de vieux apparatchiks que l’on apprend à faire les bonnes grimaces du singe qui pleure.
Notre diplomatie sous-estime l’importance de l’Ukraine dans le passé de la Russie. L’origine de la Russie commence dans le bassin du Dniepr avec Kiev comme capitale vers le IXème siècle. Ce seront les débuts de ce que les historiens appelleront la civilisation Kievienne (IX-XII) aux origines de la Russie. Arrachée aux mongols – les fameux kazakhs qui deviendront les cosaques – en s’étendant au détriment de l’Anatolie, deviendra la Moscovie au 17ème siècle. Le passé tourmenté du ventre mou du continent a été construit par des guerres incessantes menées par Ivan IV – dit le terrible – Pierre le Grand et enfin Catherine II, puis celles des dirigeants du 20ème siècle. Elles n’ont cessé d’en modeler la géographie au détriment chaque fois des peuples toujours considérés comme des serfs.
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Elles ont aussi mis la fameuse Russie blanche en balance permanente entre l’influence asiatique et européenne. On retrouve au travers des évènements récents la schizophrénie des élites russes partagées entre le désir de s’arrimer à l’Europe et celui de s’en affranchir complètement. Mais si l’élite russe entend profiter des avantages du mode de vie de l’Europe où ils viennent volontiers en vacances et faire des affaires, ils restent dépendants d’un pouvoir qui ne cesse par sa propagande de cultiver auprès du plus grand nombre une « détestation » du modèle occidental. Pour cela, ce dernier s’appuie avec succès sur un levier qui semble avoir été très sous-estimé par les européens : pour une très grande majorité de russes, l’Ukraine reste le berceau de leur origine et ils la considèrent comme partie intégrante de la grande Russie originelle. La terre noire « tchernozem » de l’Ukraine a toujours été considérée comme le grenier agricole de la Russie. Un commentateur affirmera un jour que c’était leur Alsace et Lorraine à eux, les russes.
Les régions autour de la mer noire sont devenues un détonateur potentiel. L’évolution dangereuse de la situation en Ukraine n’est pas due à la seule volonté de Poutine. L’activisme délétère des américains ne semble rencontrer aucune résistance en Europe. Comme toujours, les européens de l’Ouest, désorganisés, incapables de se définir une politique commune en Europe de l’Est, laissent l’Otan, faux nez de l’activisme de la politique étrangère américaine, alimenter la hargne du patron du Kremlin contre l’encerclement imposé à son pays. Peu de lecteurs savent la réalité des manœuvres américaines sur place avec la complicité muette des européens : proximité de radars de surveillance de l’intérieur de la Russie, plateformes de tirs de missiles, bases aériennes américaines proches des frontières russes, surveillance de la navigation maritime à partir d’installations de surveillance installées en Géorgie, etc. Pour le Kremlin la présence des troupes de l’OTAN sur ses frontières justifie le branle-bas actuel et la politique de reconquête de certains des territoires de la grande Russie. Pour justifier son propre activisme, le pouvoir du Kremlin utilise une propagande incessante qui fait mijoter le peuple russe dans un fort ressentiment contre les américains accusés d’être à l’origine de la baisse du rouble, de l’appauvrissement des russes, alors qu’en réalité celui-ci est surtout dû à la diminution du prix du pétrole et à un détournement massif des actifs du pays. Cette propagande fait vivre un nationalisme quasi inconnu du temps des tsars. Un nationalisme dangereux qui enferme les russes dans le sentiment d’être assiégés par leurs voisins, dont il convient de se méfier. Une guerre froide qui pourrait ne pas le rester !
Ni Poutine, ni les russes ne sont des imbéciles, mais par moment, j’ai vraiment des doutes pour les autres. On peut s’interroger parfois sur ce qu’apprennent les responsables de la géopolitique dans les chancelleries européennes. Sur place, se développe une détestation féroce envers les américains et le suivisme de l’Europe. Le sentiment anti-américain de la zone a explosé dans tout le pourtour de la mer noire et en Russie, ramenant la région à l’époque la plus sombre de la guerre froide. Les populations de l’est européen ont le sentiment que l’Europe et les américains veulent leur faire, toujours et encore, payer le prix d’avoir été durant des décennies soumis au stalinisme. Les gens de l’Est, qui souhaitent prospérer à l’abri des visées hégémoniques des uns ou des autres, considèrent que le tropisme « anticommuniste » du Maccarthysme semble ne jamais pouvoir disparaître. Contrairement à une idée générale trop facilement admise d’un moujik inculte et manipulable à l’infini, le russe moyen est largement aussi éduqué qu’un européen et bien plus qu’un américain moyen. Il n’est pas dupe de Poutine qu’il considère comme un moindre mal pour résister à l’interventionnisme américain insidieux ou assumé qui a été à l’origine de millions de morts dans le monde au prétexte d’une lutte contre un ennemi dont on ne connaissait que la couleur : le « rouge » !
Face à la montée des tensions entre deux vieilles puissances qui montrent inutilement leurs muscles depuis des décennies, les diplomates les plus lucides tentent de calmer le jeu comprenant bien que jouer sur le ressentiment des peuples peut aboutir à un dérapage fatal pour la paix du monde. Aucun n’oublie que ce serait les terres européennes qui serviraient de ring. Pour l’immédiat, seul la Realpolitik de Madame Merkel montre qu’elle a compris le danger d’une raideur diplomatique et morale qui ne ferait qu’envenimer la situation. On peut regretter la présence d’un De Gaulle qui aurait tout fait pour faire basculer la Russie dans le camp européen fusse en marchant sur quelques pieds américains. Aujourd’hui il faudra faire avec le gouvernement allemand le mieux à même de guider l’Europe tout simplement parce que nos voisins allemands sont très certainement ceux qui connaissent le mieux nos voisins russes. Croisons les doigts.
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Extrait d’un échange entre deux gradés russes sur le front ukrainien
— Ecoute Gregory, pense ce que tu veux, mais souviens toi du référendum de mars 1991. L’autre grommela ce qui semblait être un assentiment…
— En dehors des pays baltes, de l’Arménie, la Moldavie et la Géorgie qui ont boycotté le scrutin, la grande majorité soit 76,43% des citoyens de la Fédération, se sont prononcés pour la sauvegarde de l’Union soviétique ; 82% des Biélorusses, 94% des Kazakhs, 93% des Ouzbeks et des Azerbaïdjanais, 96 % des Kirghizes et des Tadjiks, et 97% des Turkmènes. Le général, qui avait un petit coup dans le nez, continuait au grand profit de Simon qui faisait mine de s’intéresser à un grand plateau fumant que l’on apportait aux convives.
— Tu entends Gregory, et parmi eux, 70% des Ukrainiens ! L’ont-ils déjà oublié ? C’était plutôt rare d’entendre des gradés se lâcher mais visiblement l’ambiance de camaraderie du moment s’y prêtait. Le dénommé Gregory, décidément pas bavard, grommela à nouveau pour acquiescer. Son interlocuteur n’avait pas besoin d’autres encouragements, car il continua en s’adressant maintenant à Simon qui n’avait pas pu masquer plus longtemps son intérêt indiscret.
— Tu vois mon garçon, le travail de sape déployé par une élite ukrainienne qui souhaitait prendre les postes et les revenus des anciens apparatchiks a réussi à faire croire aux habitants de ce pays que vivre en bonne intelligence avec les Russes était insurmontable, impossible. Ils ont réussi à leur faire oublier que la Russie représentait leur principal fournisseur d’énergie, mais aussi leur plus important marché. Le général était maintenant rouge jusqu’aux oreilles. Gregory, lui tapa gentiment sur l’épaule.
Extrait du tome I (La pianiste de la légion rouge)