Un extrait de la « Pianiste de la Légion Rouge » en attendant la sortie de la saga fin de l’année.

Berlin – Nuit du 9 au 10 novembre 1989. De la foule en liesse montaient des cris de joie et le bruit des bouteilles de champagne que l’on débouchait au pied du mur en cours de démolition. De cette soirée Raveszac ne devait garder qu’un seul vrai souvenir. Celui d’un couple âgé, à genoux, l’un en face de l’autre s’étreignant fortement, les yeux pleins de larmes. L’homme aurait pu être son grand-père. « Quel gâchis » pensa-t-il en s’éloignant de la foule joyeuse, révulsé par la bêtise de dirigeants qui ne songeaient qu’à perpétuer leur pouvoir sans songer aux peuples dont ils étaient responsables. Il s’enfonça dans l’ombre. Il était en mission pour la Légion Rouge. Des sources fiables avaient alerté Malto Gümüs : Mikhaïl Gorbatchev s’apprêtait à lâcher Erich Honecker, le dirigeant de l’Allemagne de l’Est aux prises avec une agitation interne croissante. Ce dernier envisageait de mobiliser la troupe. Ce qui ne faisait pas l’affaire du grand frère soviétique alors même qu’il tentait de dégeler – la fameuse perestroïka – les relations entre l’Est et l’Ouest pour cause, non officielle, de désastre économique au sein de l’empire soviétique.

Le Berlin de 1989 était un véritable nid d’espions de tous acabits qui n’hésitaient pas à s’entretuer en représailles à des opérations barbouzardes plus ou moins réussies. L’interception des communications et le décryptage des échanges entre les chancelleries et les cellules des services russes du KGB, de la Stasi, du SDEC, de la brigade de surveillance (BRA), de la CIA, etc. faisaient de l’ancienne capitale de l’Allemagne une vraie pétaudière pour les services secrets de tous bords. Il n’était pas difficile d’imaginer le choc diplomatique et politique qu’allait être la chute du mur et la réunification des deux blocs violemment antagonistes. Les ennemis d’hier allaient devenir des alliés. Les secrets des uns et des autres allaient tôt ou tard devoir être partagés. Inutile de dire que la situation ne faisait pas que des heureux. La crainte des taupes dans les services atteignait un tel paroxysme que beaucoup d’agents étaient suspectés sans cause. « Une mine pour écrivains en mal de romans d’espionnage », commentait amusé Malto Gümüs. Dans les jours qui précédèrent et suivirent la chute du mur, les fonctionnaires est-allemands se trouvèrent déboussolés, les divisions de l’armée de l’Allemagne de l’Est, les services secrets de la Stasi, du NKVD, soit l’ensemble des services communistes de l’appareil répressif de la RDA ne savaient plus à qui obéir. Pour les uns, il fallait faire feu sur « l’ennemi intérieur », pour les autres, fuir et surtout détruire de toute urgence les dossiers et les traces des activités des services.

Jonas avait alors 33 ans. Il était à Berlin depuis quelques jours. Maîtrisant l’allemand, il y avait été envoyé afin de prendre contact avec une des taupes du réseau de la Légion Rouge à la Stasi, un ancien du GRU soviétique. Malto Gümüs avait prévu que dans l’affolement dû à la brutale transformation du régime de la RDA, les services secrets de tous bords allaient être très perturbés et sollicités. Il anticipait aussi quelques sanglants règlements de comptes. Il ne se trompait pas. Un peu partout en France, en Allemagne, en Russie mais aussi dans certains pays limitrophes comme la Pologne, des agents furent victimes d’accidents malencontreux. Une époque d’autant plus dangereuse que les hommes des services secrets, et de la police politique, devaient choisir rapidement leur camp et, si possible, munis d’un viatique à négocier, comme par exemple les taupes russes installées dans les services secrets occidentaux. L’enjeu était donc énorme, alors que dans les rues de Berlin, puis dans d’autres villes de province, se mélangeaient les populations allemandes séparées brutalement depuis août 1961, près de trente ans, par le mur de la honte.

Le patron du KGB sur place, Vladimir Krioutchkov, ne restait pas sans réagir. Les archives les plus sensibles commençaient à être détruites ou attendaient leur acheminement pour Moscou. Il venait d’ordonner à ses agents d’entrer en clandestinité, comptant ainsi préserver un réseau dormant, réutilisable après la tempête en cours. Ce sont ces agents qui intéressaient et motivaient le déplacement de Jonas Raveszac. Par chance une vieille relation de Gümüs, Reino Gikman, qui se réfugiera plus tard à Vienne, travaillait dans un des services de la Stasi assurant la liaison avec l’antenne locale du KGB. Celle-ci était dirigée par Sergueï Andropov, parent éloigné d’Iouri Andropov ex patron du KGB en 1967.  Dans la cohue ambiante, Sergueï, avait la responsabilité du déménagement et du repli vers Moscou de l’antenne de Berlin-Est. Sergueï était un bon fonctionnaire, un analyste maitrisant plusieurs langues, ce qui le rendait précieux pour l’antenne locale, mais il n’ait pas un homme d’action. Il hésitait encore sur la conduite à tenir alors que son collègue de la Stasi, Reino Gikman le pressait de choisir son camp : retourner à Moscou ou s’arranger pour passer à l’Ouest.  Ce dernier lui avait laissé entendre que laisser une « copie » des archives du KGB à Berlin pour les services secrets ouest allemands pouvait être une excellente assurance pour son avenir. Mais si Serguei avait la conscience aiguë que le retour à Moscou serait bien moins agréable et confortable que sa vie actuelle à Berlin, il n’oubliait pas qu’il était de nationalité russe, alors que Gikman était allemand.

Pour Jonas Raveszac, le temps pressait. Il devait absolument récupérer les fichiers des réseaux du KGB avant qu’ils ne soient détruits ou expédiés à Moscou. Gikman venait justement de l’informer qu’Andropov préparait l’expédition d’une partie des archives convoitées. Jonas dut imaginer, dans l’urgence, un subterfuge et un coup de bluff qu’il orchestra soigneusement.Dûment renseigné, il renvoya Reino Gikman à l’antenne du KGB de la Ruschestrasse à BerlinEst pour relancer Sergueï. Il devait en profiter pour laisser un petit cadeau dans les toilettes. Durant la nuit le paquet inséré dans le conduit de descente des eaux usées se mit à gonfler de façon monstrueuse en bouchant l’installation. Les déjections puantes rendues mousseuses, débordèrent rapidement des canalisations grâce à un procédé chimique qui échappait à Raveszac. Les toilettes de l’antenne du KGB étaient inutilisables et la situation étaient devenue intenable pour les quelques agents encore sur place en train de broyer les archives. On fit appel – intercepté – à une entreprise pour nettoyer et stopper le débordement qui mettait en fuite le personnel.

La bâtisse de deux étages qu’occupaient les bureaux de Sergueï Andropov ne payait pas de mine. Les molosses à l’entrée, qui attendaient l’équipe de Jonas, ne trompaient pas grand monde. Raveszac habillé d’une salopette douteuse faisait un chef d’équipe grognon et atrabilaire plus vrai que nature. Surtout il disposait de la justification parfaite pour entrer directement en contact avec le responsable de l’antenne. A tort ou à raison, Raveszac pensait qu’un prétexte « aussi merdique », ne pouvait être attribué à une opération de barbouzes. Il avait néanmoins pris ses précautions. Pendant que deux de ses hommes déguisés en ouvriers de l’assainissement, furieux de la corvée, nettoyaient la désagréable invasion, deux autres surveillaient l’immeuble et tout mouvement suspect.

Une agent du KGB suivait l’intervention. Il s’avéra – comme prévu- qu’un gros bouchon, en train d’être dégagé, avait obturé le conduit d’évacuation au niveau du rez-de-chaussée de l’immeuble. Le poids de l’accumulation des déjections venant des étages supérieurs avait été, à un moment donné, plus important que le poids de la colonne d’air qui les retenait à l’arrière des siphons des WC. L’équilibre rompu, tous les déchets s’étaient répandus d’un coup dans les toilettes du rez-de-chaussée. Raveszac demanda à la femme qui les surveillait d’un air dégoûté, une matrone aux seins généreux comprimés dans son uniforme, de rencontrer le responsable pour faire son compte rendu sur la cause de l’incident. Selon son équipe quelqu’un avait essayé d’envoyer dans les toilettes des documents trop volumineux. La période était anxiogène. La matrone comprit que l’affaire pouvait être importante et avisa son responsable, qui accepta de recevoir Raveszac.

Andropov était un homme au physique quelconque, à la calvitie prononcée et au regard usé. C’est vautré sur son siège, dont il ne bougea pas à l’entrée de Raveszac, qu’il reçut son visiteur. L’odeur nauséabonde supportée par ses collaborateurs deux étages plus bas parvenait jusqu’à son bureau. Raveszac attendit la sortie de la matrone pour, tout en parlant des raisons supposées de l’incident, se rapprocher d’Andropov. Contrarié par les nouvelles diffusées par la télévision installée dans son bureau et par l’incident qui empuantissait l’immeuble, le chef du bureau du KGB était d’une humeur massacrante.

– Faites court, j’ai d’autres urgences ! S’exclama-t-il d’emblée. Ce qui ne sembla pas impressionner ce dernier qui lui répondit d’un ton sec et le regard peu amène.

– Mais c’est bien mon intention camarade Sergueï Andropov ! Raveszac lui présentait une carte de membre des unités spéciales Spetsnaz du NKVD, (Narodnii Komissariat Vnoutrennikh Diel), la redoutable police politique chargée de combattre toute dissidence intérieure.

Andropov, stupéfait, se redressa brusquement. Il commençait à se lever, lorsque Raveszac le stoppa d’un geste autoritaire. Sa carte de la Spetsnaz en faisait un lieutenant des forces spéciales soviétiques, ce qui ne pouvait manquer d’impressionner son interlocuteur. Jonas savait que dans le bureau d’Andropov se trouvait l’armoire blindée renfermant les dossiers qu’il voulait récupérer.Face au chef de service déstabilisé, il justifia l’intervention pour le moins étrange de son équipe par le fait que ses services soupçonnaient la présence d’une taupe dans l’antenne locale. Il lui fallait un prétexte crédible pour venir sur place sans attirer son attention.

– Nous voulons tromper les services qui surveillent notre agence, expliqua-t-il. Parlant avec l’autorité que lui conférait son statut, il continua face à un Andropov indécis.

– Nous pensons qu’ils vont vous contacter pour vous proposer de vous rendre à l’Ouest et d’acheter vos archives. Ils ont déjà contacté certains de nos agents qui nous ont alertés. Andropov restait silencieux. Il se méfiait. Raveszac se fit pressant.

– Le bureau du Komintern, veut profiter de la confusion en cours pour tenter d’intoxiquer les services secrets de l’Ouest. L’objectif est de brouiller les informations qu’ils pourraient récupérer à l’occasion de la réunification ! Comprenez-vous ? Il constata que le regard de son vis-à-vis commençait à s’animer. Raveszac insista.

– Sergueï Andropov, même si quelqu’un de chez nous trahit et fournit des noms, ceux qui auront réussi à se les procurer ne seront plus sûrs de rien s’ils découvrent plusieurs sources avec des dossiers d’information différents. Devant l’indécision de son interlocuteur, il prit sur lui de le bousculer.

– Camarade Andropov, il y a urgence. Puis fixant son interlocuteur comme s’il doutait de sa fidélité. D’après vous, les Allemands de l’Est membres de la Stasi, quel camp vont-ils choisir ?! Jonas marqua un bref instant d’arrêt, le doigt pointé sur la poitrine du chef du bureau du KGB de Berlin.

– Que croyez-vous ? Qu’ils vont rester avec nous, fidèles au KGB ou aller vers les services de l’Ouest en échange de l’amnistie et du silence sur leur passé, bon salaire à l’appui ?  Jonas ne quittait pas le chef de l’antenne de Berlin des yeux.

– Hein, dites-moi, Sergueï Andropov, quel camp vont-ils choisir d’après vous ? Andropov connaissait la réponse. Déjà de nombreux fonctionnaires de la Stasi avaient disparu ou étaient en passe de tourner casaque.

De sa serviette, Raveszac-Douchkine sortit un dossier épais. D’un ton qui n’admettait pas de réplique, il expliqua.

– J’ai instruction de vous remettre une série de dossiers sur nos agents infiltrés qui sont des faux. Nous souhaitons qu’ils tombent dans les mains d’une puissance adverse pour jeter la confusion dans leurs services. Andropov, visiblement dépassé, attendait la suite.

– Si nos renseignements sont bons, vous allez être contacté par un représentant des services secrets d’Allemagne de l’Ouest. Raveszac fit semblant de ne pas voir le trouble d’Andropov au souvenir des sollicitations de Reino Gikman.

– D’ailleurs – continuait Jonas en baissant la voix – Nous souhaiterions qu’après avoir fait monter les enchères, afin de tromper les services adverses, vous acceptiez en fin de compte de céder les faux dossiers que nous allons vous remettre.  Il rajouta ironique.

– Comme vous pouvez vous en douter, nous y avons glissé les noms de certains de leurs agents. Cela va mettre la panique dans leurs propres services qui seront alors soupçonnés d’intelligence avec l’ennemi ! Sergueï Andropov, prenait enfin conscience de l’importance du projet d’intoxication de l’homme du NKVD. Il se redressa sur son fauteuil, le visage soudain aimable. Jonas constata la modification de l’attitude du chef du bureau de Berlin, il ne comptait pas le lâcher.

– Ne vous plantez pas, Serguei, nous avons besoin de vous pour tromper les services de l’Ouest ! Sa voix s’était faite pressante et autoritaire.

Sans plus attendre Raveszac sortait maintenant les dossiers de sa musette d’ouvrier. Ils étaient accompagnés d’un bordereau de réception frappé aux armes des Forces Armées de la Fédération de Russie qui devait finir de convaincre Andropov du caractère officiel de la manipulation à laquelle il participait. Puis il attendit, calmement Andropov, convaincu, sortit une clé de sa poche et entreprit de composer les codes de l’armoire-coffre à côté de son bureau. Non loin, dans la rue, on pouvait entendre les coups de klaxons de voitures fêtant le changement de régime et l’ouverture de l’Allemagne de l’Est sur une autre page de son histoire. Un sentiment d’irréalité baignait la scène.Pour Sergueï Andropov, fonctionnaire au KGB depuis que l’influence de son grand-oncle lui avait permis d’accéder aux meilleurs postes, l’obéissance était un gage de longévité. Face à l’assurance de son visiteur aux yeux bleu pâle, à la sinistre cicatrice qui lui barrait une partie du visage, il ne doutait pas de son appartenance à l’un des services les plus craints du Soviet. Sergueï Andropov était impressionné par la mission qui lui était confiée. Après tout, n’était-il pas couvert par l’ordre de mission et la déclaration de dépôt qu’allait lui confier le représentant du NKVD. Dans l’esprit conditionné du bureaucrate tout était dans l’ordre.

Un instant, il pensa joindre Moscou, mais l’agitation croissante autour de lui et surtout la crainte de déplaire à son visiteur l’en dissuada. Là encore, Jonas fit preuve d’un sang-froid qui allait le rendre précieux pour la Légion Rouge. Il proposa à Sergueï Andropov, de regarder avec lui les pièces des dossiers qu’il lui remettait. Il ne prenait pas de risque, ils avaient été préparés par des maîtres du genre. Le chef de la cellule du KGB à Berlin refusa et ouvrit le coffre de son bureau. Raveszac, impassible, attendit que ce dernier lui remette les archives qui décrivaient en détail les opérations et les listes des honorables correspondants du KGB et de la Stasi des vingt dernières années. Puis il lui remit la décharge du NKVD plus vraie que nature. En échange de quoi, il vit partir dans l’armoire blindée de Sergueï Andropov, la liste des pires ennemis du réseau de la Légion Rouge, anciens délateurs, politiciens barbouzards qui avaient du sang sur les mains, collaborateurs du KGB et de la Stasi et même quelques noms d’honorables correspondants de l’Ouest, qui n’avaient pas été loyaux lors de contrats passés avec la Légion Rouge. Bref, une bonne affaire. Jonas Raveszac venait de gagner ses galons dans le réseau monté des années plus tôt par son grand-père. Il récupérait des informations sensibles qui seraient fort utiles à la Légion Rouge. Il avait fait de Sergueï Andropov le complice involontaire d’une arnaque qui perturberait pour des années l’efficacité des services secrets ouest allemands[1].

[1] Elle sera à l’origine d’un des pires massacres entre agents dû à la paranoïa qui s’emparera des services secrets de tous bords.

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A propos de l'auteur

Denys

Denis Ettighoffer, est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication). Ses nombreux livres sont autant de contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Le voilà lancé dans une aventure comme il les aime, être reconnu à la fois par son imagination (pas le plus dur !) mais aussi comme un bon artisan de l’écriture romancée ( et ça c’est pas gagné !)

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