Le texte qui suit est un extrait de la saison Trois de la saga Armonie, « La Reine rouge » en cours d’écriture. Mes récits sont toujours très soucieux de respecter le contexte géopolitique dans lequel évolue mes personnages. Voilà pourquoi j’ai décidé de le mettre en ligne suite à l’initiative de la Turquie d’attaquer les Kurdes en Syrie. Erdogan est un personnage de l’Histoire et il est dangereux.
Florian Ouichine venait clôturer la conférence sur le thème « Complexité des relations entre la Russie et ses anciennes marches ». S’il était agacé, il le cachait bien. Les intervenants précédents avaient multiplié les déclarations convenues et les analyses que même un journaliste stagiaire aurait pu faire à leur place. Il se demandait bien pourquoi ses supérieurs lui avait demandé d’intervenir. « Mais, tout simplement pour justement entendre un intervenant qui a quelque chose à leur apprendre » aurait pu lui répondre son responsable de la DGSE qui aurait pu rajouter « Mais ces crétins n’en retiendront pas grand-chose ! »
Ils étaient réunis dans un des grandes salles de conférence du sixième étage de Bercy, des cadres et haut-fonctionnaires de différents services intéressés à suivre les relations de la France avec leur grand et lointain voisin, la Fédération Russe. Pour Ouichine, venu spécialement à Moscou pour l’occasion, les auditeurs présents étaient pour la plupart intéressés de connaitre son avis sur les relations entre la Russie orthodoxe et la Turquie musulmane qui était en train de tourner le dos aux armements américains. Florian Ouichine, en poste depuis deux ans à Moscou, était considéré comme un observateur pointu de la politique entre les blocs est-ouest. D’entrée de jeu, face à une salle attentive, il avait tenu à souligner que, contrairement à l’Europe, la Russie entretenait des relations étroites avec ses proches voisins que sont la Turquie, La Syrie, l’Egypte, l’Irak, l’Iran ou encore le Kazakhstan avec qui elle était obligée de composer compte tenu de la forte présence de ses ressortissants musulmans. Il se demanda si ses auditeurs avaient bien saisi l’importance de sa première remarque. Alors pour enfoncer le clou, il reprit.
– Pourquoi est-ce important ? Il avait élevé la voix en se penchant afin d’attirer l’attention de certains déjà plongés dans leurs smartphones, martelant son pupitre, sans se soucier de faire trembler son micro.
– Parce que les oligarchies au pouvoir en Russie sont confrontées à un problème qu’elles ne pourront pas ignorer longtemps : la dangereuse propagation de l’autorité de la religion islamique. Non sans satisfaction, il constata qu’il avait réussi à capter leur attention.
– Celle-ci se présente désormais comme une autorité suprême capable de contenir les dérives des autocrates du Kremlin. C’est une façon de gagner en légitimité auprès de populations qui se sentent abandonnées par le pouvoir central. Et ça marche ! Mais rassurez-vous. Il y a pire ! Il y eut quelques mouvements dans la salle. Le conférencier leva la main pour obtenir le silence.
– Un peu partout sur les territoires de l’ex URSS, des pays comme la Tchétchénie ou le Daguestan renforcent leurs institutions de droit islamique. Dans ces pays, l’islam y devient un bouclier politique, laissant entendre qu’il protège ses ressortissants alors qu’il ne fait que les enfermer dans un Etat soumis à l’idéologie religieuse comme c’est le cas en Iran. Se tournant brièvement, il fit venir à l’écran une carte de la Fédération de la Russie.
– Au sud de la Fédération non loin de Sotchi, des régions s’agitent depuis des années sapant progressivement le pouvoir de Moscou. Qui peut ignorer que les salafistes envisagent de créer un califat en Russie ? Des associations de musulmans en Russie n’hésitent pas à braver le pouvoir en affirmant vouloir faire du califat l’avenir de la Russie et d’affirmer « La Russie assassine l’Islam ». Mais rassurez-vous. Il y a pire ! Répéta-t-il une fois encore, amenant quelques sourires amusés et surtout des mines intriguées.
– Les populations de ces pays limitrophes, désœuvrées, abandonnées, en révolte, se tournent vers la religion musulmane présentée comme le seul moyen de faire bouger les lignes politiques et économiques d’une nation sans morale donc « sans Dieu » où le puissant écrase et dévore tout. Ainsi la religion fait irruption dans le paysage social russe bien au-delà de son champ traditionnel. En d’autres termes, la religion utilise l’idéologie politique pour justifier sa résistance aux dérèglements d’une société rongée par tous les trafics de la voyouserie et du brigandage, tout en utilisant les mêmes procédés. Mais ces trafics ne peuvent se développer qu’avec la complicité des mafias régionales. Aussi assistons-nous à une multiplication d’alliances de circonstances entre les gangs et les extrémistes religieux. Ouichine laissa passer un silence, le visage grave.
– Voilà ce que je voulais dire lorsque j’affirmais que nous allions de pire en pire. Ces organisations criminelles infiltrent désormais des pays entiers en utilisant le fait religieux. Les mafias gangrènent toute la Société Russe faute d’un Etat juridiquement structuré et fort. Elles contribuent, de l’intérieur, à l’affaiblissement et au déclin de la Russie en utilisant à leur profit les tensions religieuses. Et nous n’avons aucune raison de nous en réjouir, croyez-moi. Il fit un geste vague vers l’écran derrière lui avant de reprendre.
– Sans que cela soit bien perceptible, les populations vivent dans une culture du crime encouragée par les mafias criminelles et la corruption de l’Etat, le tout concourant à la subversion des valeurs par la force brute. Les conflits, l’embargo et l’interventionnisme maladroit des européens et des américains, en désorganisant une culture déjà rétrograde, ouvrent les vannes aux mafias, qui proposent une voie de recours par la solidarité des voyous et n’ont guère de mal à recruter.
Se servant du verre d’eau mis à sa disposition, Ouichine, fit une pause pour observer ses auditeurs. Peu d’entre-eux prenaient des notes, ce qui l’irrita. Pour des raisons de sécurité, il avait refusé de remettre une synthèse de son exposé mais les invités, triés sur le volet, restaient libres de prendre des notes. Il n’allait pas rester grand-chose de son intervention. Il se maitrisait, mais il était furieux. A Paris, peu de monde semblait se soucier de la complexité des relations existantes entre la Russie et ses anciennes marches. Florian Ouichine avait rapidement compris que ses petits camarades du Ministère des Affaires étrangères ne comptaient ni s’impliquer ni se mouiller en pratiquant des analyses qui pourraient froisser leurs supérieurs hiérarchiques. Il ne pouvait s’empêcher de penser à l’observation d’un de ses professeurs à Sciences Po : « Nous ne nous sommes pas privés de souligner le refus du Politburo d’écouter leur service secret des armées lorsque celui-ci a découvert les projets d’attaques d’Hitler. Mais nous oublions ou plutôt nous voulons oublier que nos politiques en France n’ont pas fait autrement lorsqu’ils ont été prévenus par nos services secrets des intentions des allemands [1]».
Fataliste, il se ressaisit. Il ne voulait pas décevoir son patron qu’il avait repéré en train de s’installer discrètement au fond de l’amphi. Ce dernier voulait sensibiliser la haute fonction publique aux problèmes particuliers qu’allaient leur poser les gangs musulmans. Ouichine restait très réservé sur son succès. Le personnel des ministères n’était pas apte à voir au-delà du périphérique parisien.
– Tout ceci, bien sûr, ne peut que rendre plus difficile les relations avec les « non croyants » ce qui inclut les catholiques de religion orthodoxe. Ne perdez pas de vue que depuis toujours la Russie a protégé les catholiques contre les visées de l’empire ottoman. Pendant des décennies la Russie a contenu les visées territoriales des turcs à qui elle a fait la guerre à plusieurs reprises. Elle a été protectrice des religions chrétiennes sous le Tsar. La Maison Romanov était de religion orthodoxe ne l’oubliez pas. Elle a toujours fait en sorte d’affaiblir son voisin ottoman pour protéger les chrétiens. Les conflits entre les deux nations étaient fréquents. De leur côté les Russes n’ont pas oublié que l’Europe, qui s’en indigne vertueusement aujourd’hui, n’a pas protégé les chrétiens d’Anatolie pendant le génocide organisé de 1914 à 1923. Pas plus qu’elle ne le fait aujourd’hui ! La salle fut traversée par un brouhaha qui ne troubla apparemment pas Florian Ouichine, imperturbable.
– La France paraît bien loin des Balkans mais à Moscou le Kremlin n’a pas oublié que la fracture Orient-Occident a été le creuset de la guerre de Bosnie Herzégovine. Il s’agit d’un fait essentiel. Paradoxalement, nos diplomates semblent négliger le fait que la « Russie blanche », est depuis des siècles, mais pour combien de temps encore, le tout premier rempart contre l’activisme religieux des fous d’Allah venu de l’Est, d’ailleurs les menaces de Daech s’adressent désormais à la Russie depuis son engagement en Syrie.
Une voix grave, autoritaire, domina l’assemblée. Ouichine se tourna vers le général Terrier, un ancien de la DGSE, qui venait de l’interrompre.
– Depuis des siècles, vous venez de le rappeler, la Turquie a des relations ambiguës avec la Russie. Un temps allié, un temps adversaire ! Avec la montée de l’islamisme fanatique comment voyez-vous l’évolution de leurs relations ? La question lui paraissait pertinente. Il hocha la tête pour donner raison à l’intervenant qui s’était rassis. Amis un jour, ennemis un autre, la politique respective des deux empires fluctuait au gré de leurs rapports de force ou de l’intérêt de faire alliance. La salle silencieuse attendait sa réponse.
– Ces deux grands pays ont en commun le sentiment d’être entourés d’ennemis. Il y a quelques mois, le quotidien The Moscow Times faisait son titre par « Pour la Russie, l’immixtion étrangère est plus dangereuse que la corruption ». Drôle de constat dans un pays où on estime que 40% du PIB est contrôlé par des mafias ! Cela amena un bref sourire sur les lèvres de quelques-uns. Se tournant vers le général Terrier.
– Vous parliez d’ambiguïté !? Vous avez raison, je pense qu’il y a un jeu de bonneteau politique à l’œuvre au centre de l’Europe qui nous pose un problème très complexe. Ouichine, marqua une pause, poussant un bref soupir d’agacement qui n’échappa pas au public. De son pupitre, il apercevait au fond de la salle un petit homme ventru qui ne cessait de s’agiter depuis un moment en réclamant un micro. Enfin servi, une voix étrangement enrouée emplit la salle qui, surprise, se retourna pour écouter l’intervenant qui ne jugea pas utile de se présenter.
– Début 2016, le Premier ministre turc a accusé la Russie de se comporter « comme une organisation terroriste » en Syrie et brandi la menace d’une « riposte » turque « extrêmement résolue ». Nous avons vu la Turquie, jouer la surenchère en accusant la Russie de « crime de guerre » après le bombardement d’un hôpital en Syrie qui lui serait imputable. La destruction, à la même époque d’un des avions russes en mission au-dessus de la Syrie, a tendu le climat entre Ankara et Moscou. Que faut-il penser de cette drôle de guerre ou de paix, on ne sait !?
– Vous aussi parlez d’une situation ambiguë, ni guerre, ni paix, en réalité, vous l’aurez deviné, cette gesticulation sert la politique intérieure d’Erdogan, tout en laissant le flou sur ses vraies intentions. Pour la galerie, les deux protagonistes semblent prêts à entrer en guerre à la première occasion. Ce ne serait pas la première – je rappelle qu’elles ont été si nombreuses qu’on leur donne un numéro. Si j’ai bonne mémoire la prochaine sera la 19eme. On rit dans la salle. Pour moi, cette gesticulation cache quelque chose qui me parait autrement plus préoccupant.
– La Turquie n’a aucun intérêt à affronter son voisin, il lui en cuirait. Par ailleurs pour contrer les Américains Poutine incite les Russes à investir en Turquie. Plus de 3 millions de russes visitent la Turquie chaque année. En retour, les Russes construisent des gazoducs et les premières centrales nucléaires du pays. Durant cette dernière décennie, la Russie est devenue un des fournisseurs majeurs en énergie de l’économie turque et son premier partenaire commercial. Mais nous n’en sommes pas à un paradoxe près. Si le gouvernement turc doit faire face à une opinion publique très remontée contre les exactions des Russes contre les musulmans en Tchétchénie et ailleurs, ils observent non sans inquiétude la puissance russe s’affirmer sur le plan régional et réalisent la dépendance croissante de leur économie au grand voisin. Ouichine fixa le fonctionnaire qui l’avait interpellé en se demandant qui il était.
– Mais Erdogan a pour lui une formidable arme d’influence, une sorte de 5eme colonne, symbole qui nous parle : la religion. Erdogan assure son autorité sur l’ensemble de l’appareil d’Etat, garde ses distances avec Israël, reprend langue avec l’Iran, ménage Daech avec lequel il a des relations troubles ainsi qu’avec quelques-uns des Etats de la Fédération russe majoritairement musulmans. Erdogan joue sur le fait que Poutine libère un espace géopolitique propice à ses menées dans sa politique anti-occidentale en soutien à la foi musulmane. D’ailleurs actuellement, pour se garantir les bonnes grâces des Russes, il ne cesse de donner des gages au Kremlin en limitant son engagement au sein de l’OTAN ! Si nous devions arriver à une conclusion quelle serait-elle aujourd’hui ? Ouichine sourit à son interlocuteur, qui avait réussi à garder le micro malgré les efforts de l’hôtesse pour le récupérer, en haussant les épaules d’un air fataliste.
– Personnellement je ne crois pas que Poutine abandonnera sa lutte contre le prosélytisme religieux radical car cela fait de lui le protecteur de la Russie traditionnelle, de la religion orthodoxe. Mais je considère l’actuelle querelle historique entre les deux blocs Est/Ouest, dangereuse pour nous Européens car elle nous masque la montée du radicalisme et de l’intolérance religieuse qui, associés aux organisations criminelles, affaiblissent la Russie. Il ferma l’écran derrière lui. La réunion se terminait, il se pencha sur les premiers rangs de ses auditeurs, visant le secrétaire d’Etat Marc Tarconssis qui ne cessait de harceler Bercy pour réduire le budget de son service.
– Surtout, je constate que la Turquie profite de la montée de l’Islam radical pour se poser en recours sur cette partie du continent. L’activisme d’Erdogan n’est pas une surprise, son dessein pas forcément bien clair. Mais je ne vois pas pourquoi, la Turquie d’Erdogan ne se considèrerait pas comme le modèle réussi de l’Etat Islamiste et ne devienne de fait le leader naturel des Etats islamistes de cette partie de l’Europe de l’Est. En cela, j’y vois un nouveau glacis s’interposer entre la Russie Européenne et l’Europe Occidentale, ce qui ne déplairait pas aux faucons de Washington qui considèrent déjà l’Europe comme contaminée par les musulmans !
[1] Dès les années 1935, les services secrets français signalèrent à leurs gouvernants les risques élevés de conflit face à une Allemagne en plein réarmement. Faute de relais politiques, leurs avertissements ne furent pas entendus. Comme en Russie, les services secrets de l’armée n’étaient pas pris très au sérieux.