Obtenir un premier entretien avec notre sauvageonne, Armonie Bolhmen est un chemin de patience, mais je ne le regrette pas. Comme nombre de critiques ou d’auditeurs, j’étais agacé et décontenancé par la liberté que s’octroie cette jeune interprète. Sa contestation radicale des mœurs musicales est à l’origine de nombreuses polémiques dont apparemment elle – impériale toujours – ne tient aucun compte. La voilà devant moi. Elle a à peine 18 ans et je la trouve sereine pour ce qui est – d’après ce que j’en sais – son premier entretien avec un journaliste.

A mon arrivée, elle me propose gentiment une tasse de café en buvant le sien tout en croquant un morceau de chocolat. « Je suis très gourmande« , commente-t-elle. A la voir faire je n’en doute pas. A ma question « Bien que l’on reconnaisse votre talent, comprenez-vous à quel point vous agacez par votre indiscipline ? Votre petit numéro de virtuose capricieuse au Festival pianistique d’Annecy n’a pas plu à tout le monde. Vous le savez ? »

« Oui, sans doute, mais pratiquement tous ont compris qu’une partition peut-être librement interprétée, jouée de différentes façons et par de prestigieux musiciens tout en respectant le compositeur. » Armonie Bolhmen, malgré la réticence des puristes entend pouvoir interpréter les œuvres qu’elle aime en toute liberté, tout en ne reniant pas – insiste-t-elle – les grands compositeurs classiques et romantiques, mais en les restaurant dans un contexte contemporain. « Que savaient ces compositeurs géniaux qu’était Mozart, Brahms, Mahler ou Beethoven des instruments et des possibilités d’interprétation du XXIe siècle !? » ne cesse-t-elle de me répéter. « Dois-je interpréter une musique baroque de façon servile sans faire profiter l’auditeur des immenses progrès instrumentaux qui offrent tant de magnifiques possibilités de raconter une histoire musicale d’une autre façon ? Au fond ce que me demandent, les critiques, c’est d’écrire encore manuellement mes partitions avec les mots utilisés au Moyen Âge. Comme si pour la musique tout devait être figé à l’époque de l’auteur. »

« Je m’invente ma bulle musicale à moi et j’y invite qui je veux. C’est une façon de me protéger des fâcheux qui n’ont jamais écrit une ligne de solfège, qui n’ont jamais su faire pleurer un violon et qui viennent me donner des leçons. Quelle arrogance ! Je n’en laisserai pas un seul s’asseoir devant mon piano. » Elle se redresse foudroyant du regard les absents. « Voilà aussi pourquoi je préfère porter ma musique débarrassée des déguisements d’apparat des salles de concert. La musique est mon habit, mais aussi le message que je veux transmettre à tous ceux qui l’apprécient. » Le visage de ma vis-à-vis s’est animé, ses yeux brillent, enfin un sourire espiègle rajeunit le visage de la musicienne. « Vous savez, on parle beaucoup du génie de Mozart. Mais ce jeune génie a été épuisé par les nécessités de gagner beaucoup d’argent pour tenir son train de vie. Je n’ai pas oublié qu’au siècle dit « des lumières » les musiciens, même les plus talentueux n’étaient que des serviteurs de cour, dépendant des commandes des nobles et du clergé. Ils étaient considérés comme de vils courtisans. Beaucoup de ses œuvres l’ont été sur commande par ceux qu’on appelle aujourd’hui « des sponsors ». Ces yeux de chat me fixent alors qu’elle laisse tomber en articulant soigneusement : « Aujourd’hui pourquoi devrais-je devenir dépendante des impresarios et des salles de concerts. »

« Depuis longtemps la grande musique a débordé les salles de concert ! La voilà dans la rue avec les baladeurs, dans les magasins, à la radio. Nous vivons un curieux paradoxe. D’un côté nous sommes immergés quasi en permanence dans des univers musicaux divers, d’un autre côté, ils ne nous donnent plus de frissons, ne convoquent plus aucune émotion. La publicité, curieusement, remet parfois à l’antenne des symphonies, des bribes d’inventions musicales qui retiennent notre attention, notre intérêt… pour une couche ou pour une lotion quelconque ! Quelle déchéance culturelle ! Ne peut-on faire mieux !? » Elle devenue étrangement sérieuse, la transformation de son visage esquisse une jeune femme mature aux yeux hypnotiques et pleins de passion.

« Aller au concert reste un marqueur social. En France surtout, il m’apparaît comme un marqueur de différenciation, « un orgueil », devrais-je dire.  Nous avons – c’est notre responsabilité – le devoir de lui donner un sens populaire. Nous devons maintenant faire en sorte de la porter dans les écoles. Lieux où se forme le plaisir des sons qui, de l’opéra rock aux pièces romantiques, en passant par la musique électronique, construit et révèle le goût pour la musique de nos jeunes gens.  Je rêve de villes qui, au moins une fois par mois et pourquoi pas plus, feraient donner un spectacle musical ouvert, gratuit, à ses concitoyens. » Et de partir dans un grand éclat de rire comme si elle ne croyait pas elle-même à la réalisation de son vœu. Lorsque je suis sorti de notre entretien, j’ai réalisé que j’avais oublié de boire ma tasse de café. Je me suis juré de revenir pour cela.

Propos recueillis par Denys Detter.

 

Précédent

Retraites : par quoi on commence ?

Suivant

Allô la terre !? Ici, le 93 Lettre au premier ministre,

A propos de l'auteur

Denys

Denis Ettighoffer, est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication). Ses nombreux livres sont autant de contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Le voilà lancé dans une aventure comme il les aime, être reconnu à la fois par son imagination (pas le plus dur !) mais aussi comme un bon artisan de l’écriture romancée ( et ça c’est pas gagné !)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Voir aussi