En devenant taiseux j’ai gagné un statut apparemment précieux. Je suis devenu un « écoutant ». Une population très recherchée par les bavards, savants ou pas. Tous les diseux se précipitent vers les écoutants afin de se constituer une notoriété politique ou professionnelle. C’est un peu comme sur Facebook, ils se constituent des « amis » en mesure de faire partie de leur auditoire. Pour cela ils font beaucoup de bruit. Je veux dire qu’ils bougent beaucoup leurs lèvres. Cela fait un bruit plaisant puisque je m’endors facilement à les écouter.  Ils recrutent un peu partout. Chez les anciens diseux comme moi mais aussi chez les taiseux qui sont les publics les plus faciles. Jamais de contestations. Jamais une parole plus haute que l’autre. Et puis le progrès est arrivé sous la forme d’une machine à communiquer « one to one ». Je veux dire d’une personne à une autre et comme tout le monde veut parler à tout le monde dans cette nouvelle boite de Pandore, cela donne une belle cacophonie !

Internet est devenu la matrice d’une civilisation de bavards et de voyeurs chroniques reliés à la vitesse de la lumière à tous les évènements qui affectent leurs vies, amplifiant les émotions jusqu’à l’excès. Avec la profusion des écrans qui se sont glissés dans notre quotidien nous ne pouvons échapper à la prolifération des mots qui nous bourrent le crâne à nous empêche de penser, de réfléchir. Nul n’échappe à l’artefact des écrans qui contamine nos foyers. L’affichage de soi se débride. Aux orties toute modestie ou pudibonderie. On se pavane dans les réseaux socioprofessionnels les plus divers, on se montre dans des jeux d’exhibitionnisme, de reality show, qui vont des émissions de type « dis-moi tout » à des blogs intimes de type « je te dis tout ». Le succès des émissions où s’exhibent sentiments et corps mêlés, celui de l’internet à l’usage du voyeurisme compulsif démontre aussi les dangers de l’irruption de ce nouveau modèle économique qui encourage la violation de la vie privée. Cette érotisation exhibée de la plupart des actes de la vie sociale « occidentale » est ce que nous reprochent d’ailleurs le plus violemment nombre de pays et de religions qui attachent plus d’importance à l’intime et aux sentiments. Si l’érotisme de la chose cachée reste pour beaucoup le summum de la complicité amoureuse, pourquoi faut-il que la marchandisation des sentiments et de l’intime atteigne de tels sommets ? La communication numérique instaure une forme de dictature du « tout-voir », du tout dire » et du « tout-montrer ».

Sur la Toile se crée, se multiplient, se propagent, des « communautés d’émotions » transitoires et éphémères, épidermiques, impulsives, versatiles et capricieuses. Internet relie autant qu’il enferme les gens dans un individualisme et un narcissisme exacerbé : on se répand en mots savants, en analyses prétendument pertinentes, dans le vide, car on parle sans savoir si on est écouté. D’ailleurs plus personne n’écoute personne. Cette bouillie de mots, cette surcharge compulsive de parlotes nous insensibilisent, nous accoutument aux souffrances du monde et banalisent la violence. Nous pensions nous les ainés que nos mots allaient servir de repères moraux. Ils sont perdus dans le brouhaha numérique. Tous ces mots qui ont façonné mes transformations personnelles, m’ont donné l’accès à la sensibilité, à l’émotion et à la culture, ils ont quitté les livres de ma jeunesse pour s’égarer dans immatériel de notre vie numérique.

La classe savante et bavarde y passe son temps à faire de la retape afin de se trouver le plus d’écoutants possibles. Chacun a un évangile à présenter, un avis à donner. La notoriété ne vient plus de l’intelligence des arguments, des analyses mais de l’importance de son auditoire, de ses « followers ». L’explosion des « Babels » structure désormais aussi bien le champ public, professionnel, que le champ privé et domestique et incarne de nouvelles formes de liens sociaux dont on peut se demander quels en sont les garde-fous.

Autrefois les livres, les mots savants, les connaissances vous sortaient de ce piège possible. Aujourd’hui, ce sont ces mêmes mots qui nous renvoient à la détestation d’autrui, à l’intolérance de la différence. En libérant les mots, les échanges, on pensait pouvoir organiser et pacifier le monde mais on pouvait aussi libérer les mauvais instincts. En cela, nous devons prévoir, anticiper, les risques de dérive vers une société de bavards sans tête et d’écoutants sans repères. De plus en plus de cons arrivent à se faire entendre et à faire plus de bruit que l’homme sage à la parole rare et réfléchit. Ray Bradbury, célèbre écrivain américain de SF disait ne pas prédire l’avenir : « Nous écrivons, non pas pour prédire le futur, mais pour le prévenir ». Alors autant être honnête, Je crains que la démographie sociale et politique donne de plus en plus de poids à la démagogie populiste qui chassera les mandarins au bénéfice des tenants du petit livre rouge version 21eme siècle. Mais bon, ce n’est plus mon problème. Démerdez vous avec.

Extrait de « L’homme qui perdait les mots » -Denys DETTER 2022

 

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A propos de l'auteur

Denys

Denis Ettighoffer, est un des spécialistes français reconnus dans l’étude projective de l’impact des NTIC (Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication). Ses nombreux livres sont autant de contributions à la réflexion sur les évolutions des sociétés, des modèles économiques et organisationnels. Sa spécificité réside dans sa capacité à analyser le présent, pour en extraire les orientations économiques et sociétales stratégiques pour les décennies à venir. Le voilà lancé dans une aventure comme il les aime, être reconnu à la fois par son imagination (pas le plus dur !) mais aussi comme un bon artisan de l’écriture romancée ( et ça c’est pas gagné !)

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